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Poecile Opaline

 

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Cette terre, si hostile à l'égard du monde qui l'entoure, si renfermée sur elle-même, si sauvage, si primaire...

Sa respiration l'assourdissait, bruyante à tel point que même le tapage de ses pas lourds n'atteignait son cerveau. Les pulsations de son cœur battaient contre ses tempes, si fortes que le flux sanguin gonflant ses veines en venait à lui donner une migraine. Mais qu'importe, le tout était de fuir cette communauté si étroite d'esprit. Il ne voulait plus des plaines à perte de vue parsemées de temps à autre de mornes forêts, il ne voulait plus du labeur à longueur de journée qui endolorissait ses mains, son dos et son esprit. Lui, il voulait vivre, voler, profiter de sa vie pour découvrir ce qu'il y avait de l'autre côté. Retenu depuis maintenant trop longtemps, il avait atteint l'âge de faire ses propres choix, et traverser le fragment du péristyle en ruine qui passait au dessus du fleuve constituait le premier pas...

 

 

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Le petit Naidge Traigan n'avait cessé de rêver grâce aux histoires de sa grand-mère.

Elle lui avait évoqué les villes gigantesques et ces montagnes de pierres et de métal, creusées, qui s'élevaient jusqu'aux nuages ; la lumière de la lune ternie par celles des rues, si étincelantes qu'elles paraissaient enchantées. Elle lui avait parlé d'un monde si formidable, si étranger au leur et si vaste que les yeux du petit garçon n'avaient jamais cessé de briller.

Le jour de ses huit printemps, il avait reçu de la matriarche un journal écrit de sa propre plume, où les récits qui l'avaient bercé étaient relatés et où de précieuses informations avaient été dévoilées. Dès lors, les années passèrent et la passion de Naidge à l'égard de l'outre-monde continua de se déployer.

 

 

Les colonnes de l'ancien pœcile commençaient à fusionner sous la vitesse de sa course. Naidge, haletant, les yeux humides dût à la bise ne daignait ralentir, bien au contraire.

L'extrémité de l'ancienne colonnade se rapprochait petit à petit, le jeune homme atteindrait d'ici peu l'orée de la forêt. Ce fut à quelques mètres de celle-ci qu'un sifflement mélodieux subjugua ses oreilles. Il vit alors sortir de son torse en un spectre iridescent, une ravissante mésange. Elle virevoltait et laissait derrière elle une traînée opaline luminescente, lorsqu'elle explosa en un million d'étincelles. D'autres mésanges émergèrent en tous sens avant de disparaître de la même manière.

Stupéfait, Naidge n'avait alors pas remarqué que son monde s'était dissipé autour de lui, et en quelques secondes il se retrouva sur un chemin surprenant, recouvert de planches de bois si fines qu'elles semblaient travaillées à la main. La nuit noire avait remplacée le soleil chatoyant, et l'odeur de la nature s'était évaporée laissant place à une exhalaison âcre et étouffante.

Le jeune homme s'immobilisa, essayant de comprendre ce qu'il venait de se passer.

Pendant qu'il régulait son rythme cardiaque, il contempla l'endroit où il avait atterri.

Une quantité importante de toiles étaient tendues, une succession de tentes comme il en avait déjà vue chez lui. Ce petit village paraissait si précaire que sa première impression le laissait sur sa faim.

Il vit alors plusieurs hommes sortir des abris. Soucieux de se faire repérer par ces créatures qui lui ressemblaient grandement – mais dont il ignorait tout – Naidge se cacha dans un coin, camouflé par d'épais buissons. Son regard put finalement se prolonger au loin, sur ce dont il avait toujours rêvé. Les montagnes de pierres et de métal étaient encore plus belles et plus hautes que dans son imagination, elles étaient parsemées de petites lumières qui créaient un halo orangé au-dessus de ce monde. L'exaltation du jeune homme fut si forte qu'aussitôt il décida d'aller au cœur même de ce monde surnaturel.

 

 

En quelques minutes, il avait atteint la ville dont le bruit étonnamment véhément lui donnait des vertiges. Mais sa fascination ne s'affaiblissait pas. Il découvrit l'abondante population, qui même la nuit sortait et vivait – contrairement à son peuple – ainsi que ces engins tonitruants qui glissaient sur le sol et vrombissaient après chaque arrêt. Il continua de marcher, quand soudain il manqua se faire percuter par un engin délétère. Étourdit, il se dirigea vers un paysage familier pour retrouver son calme, où une fontaine ruisselait entourée d'arbres. Brusquement, ce monde d'abondance et de merveille lui parut froid ; l'air était oppressant, les personnes qu'il avait croisé manifestaient toutes un air sombre, lugubre, et la nature était renfermée, si peu présente ; sans compter le danger...

Néanmoins Naidge regagna son calme, ne souhaitant pas s'arrêter à cette impression il décida de repartir au cœur de la ville en suivant l'asphalte à l'odeur âpre. Il entra dans ce qui lui parut être une auberge afin de se désaltérer. Le bruit n'était pas moins présent qu'à l'extérieur et d'étranges faisceaux de lumière sabraient le plafond mais malgré sa stupéfaction, le jeune homme s'installa sur un tabouret et réclama un verre comme si de rien n'était.

Il éclaircissait ses idées et regardait les personnes alentours quand tout à coup, une silhouette se détacha d'un coin sombre de la taverne. La lumière tamisée ne permettait pas à Naidge de la voir clairement, mais il sut qu'il s'agissait d'une femme. Elle s'avançait et se dirigeait vers le zinc où elle s'assit avec élégance. Sa classe la rendait séduisante et même inaccessible, mais quand elle se fit attraper violemment le bras par un homme brutal qui s'était précipité vers elle, Naidge ne put s'empêcher d'aller la secourir.

Le respect et l'honneur du jeune homme ne dépérirent guère sous les coups qu'il reçut, il parvint à sauver la jeune femme des mains de son agresseur au dépend d'une lèvre ouverte et de plusieurs ecchymoses.

Les deux jeunes gens, finalement, sortirent de l'auberge et se promenèrent dans les rues qui peu à peu devenaient plus calmes. La conversation parcourut l'obscurité, les rires de la jeune femme la submergèrent, et d'une gentillesse certaine elle invita son sauveur à finir la nuit chez elle.

 

 

Naidge partagea la vie de son hôtesse quelque temps ; il caressait ses boucles flamboyantes tout en considérant ce qu'elle lui confessait. Au cours de ces récits qui lui apprirent les principes et les mœurs de cette terre, le jeune homme finit par apprendre que le merveilleux outre-monde qu'il avait tant rêvé était en fait empli de noirceur et d'abominations. Guerre, pauvreté, génocide, catastrophe naturelle et tellement d'autres ignominies... Même cette créature céleste, présente à ses côtés, illustrait l'avilissement de son monde par le marchandage de ses charmes.

Anéanti par cette dure vérité qui balaya tous ses espoirs d'un monde meilleur, Naidge entra dans une déception profonde. Il n'avait plus qu'à rejoindre son monde à lui, peut-être pas parfait mais bien meilleur semblait-il. Il décida ainsi de retraverser le pœcile, souhaitant fuir cette société pervertie altérée par son égoïsme, immorale et avide de savoir.

 

 

La journée fut longue en attendant que la lune réapparaisse.

Une fois le crépuscule tombé, Naidge partit en mission. Il lui avait fallu attendre toute la journée que la situation soit à son avantage, la nuit facilitant l'accessibilité au passage comme il l'avait déjà constaté. Pourtant, le jeune homme à peine arrivé aperçut la garde renforcée tout autour du portail. Il reconnut les hommes qu'il avait vu à son arrivée, munis à présent de ce que la mystérieuse femme lui avait présenté comme étant des armes meurtrières.

« Si tu ne veux pas te recevoir une balle de AK tu ferais mieux de ne pas tenter ta chance... » Le prévint la voix de la jolie rousse qui l'avait suivi. Mais Naidge ne pouvait rester dans ce monde de violence qui l'accablait, qui l'avait trompé. Animé par le désir de retrouver la nature, la paix et le plaisir d'une vie simple ; n'ayant pas conscience de ce dont parlait réellement la jeune femme de surcroît, il s'élança vers le pœcile.

 

Aucun chant de mésanges, aucune lueur... le passage ne s'ouvrit pas.

La diversion que la jolie rousse exécuta sauva Naidge des gardes et d'une mort certaine. Le jeune homme en profita pour se cacher derrière une tente qui paraissait vide un peu plus loin. Pendant qu'il cherchait une façon de fuir indemne ce terrain ennemi, il surprit subitement une conversation entre deux gardes. Dans leur empressement tandis qu'ils surveillaient les alentours suite aux coups de feux tirés, ils ne firent attention aux paroles qu'ils prononçaient et évoquèrent l'existence d'une clé à protéger. L'importance de l'objet ne pouvait aux yeux de Naidge qu'expliquer les nouvelles mesures de sécurité. « Et si cette clé ouvrait le portail ? » songea-t-il soudain. Mais il fut stopper dans ses réflexions en percevant une autre information qui ne manqua pas de lui glacer le sang. Ces hommes, si nombreux et lourdement dangereux, ne souhaitaient pas uniquement garder et protéger le portail de potentiels intrus. Ils souhaitaient en vérité envahir les mondes vers lesquels le pœcile conduisait, avec comme unique but l'assouvissement despotique...

La nécessité de retourner dans son monde devenait vitale pour Naidge, il devait prévenir son peuple, sa famille.

Il décida alors de s'introduire parmi les responsables qui conservaient le pœcile. S'il ne trouvait pas la clé peut-être aurait-il au moins la chance de compromettre leur projet. Il remarqua que les hommes portaient tous un certain blason sur lequel était retranscrit un oiseau prédateur. Leur affiliation fut soudainement évidente, le jeune homme avait déjà aperçu cette marque lors de sa première balade nocturne. Sans difficultés, il put retourner au cœur de la ville et retrouva le bâtiment en question, l'un des plus prestigieux, de ceux qui dépassaient aisément les nuages.

 

 

La nuit passa et Naidge ne ferma pas les yeux. Il songea durant des heures aux moyens qu'il emploierait pour s'immiscer dans cette montagne bien gardée, quand le petit matin surgit.

Ce fut l'instant propice, les hommes vêtus de noir qui surveillaient la grande porte disposaient d'une mine fatiguée. Naidge entra sans grande peine.

Au cœur de l'édifice, de cristal et de fer, toute sa concentration se dirigea vers la clé. L'endroit semblait déserté, totalement aseptisé. Comment parvenir à trouver un objet dont il ignorait tout ?

Il arpenta les couloirs, entra dans plusieurs salles, monta les marches qui n'en finissaient pas jusqu'à ce qu'il soit au niveau le plus élevé. Il lui sembla pouvoir observer la ville entière quand subitement une voix se distingua. Son ton était alarmiste et appartenait à un homme en pleine force de l'âge. Vêtu élégamment, il tenait un objet dans ses mains.

« Mettez là en sécurité, sans cette clé, tout le projet s'effondre. »

L'homme s'éclipsa aussitôt, laissant aux mains d'une femme autoritaire un objet noir étrangement fin. Naidge la suivit discrètement, c'est du moins ce qu'il espérait car sa démarche quelque peu primitive n'était pas à son avantage. Tout à coup une porte se referma derrière lui le capturant dans une pièce. La jolie blonde, munie d'un sourire sournois fit claquer ses chaussures sur le parquet en quelques pas.

« Mon cher petit monsieur, vous croyez sincèrement avoir pu visiter nos locaux sans vous faire remarquer ? »

Le sang de Naidge se figea lorsqu'il constata qu'il s'était fait piéger. Mais sans pour autant s'affliger, il essaya de gagner plusieurs minutes nécessaires à l'élaboration d'une nouvelle astuce. Hautaine, la femme se railla de son captif et se livra à un petit jeu d'humiliation.

« Quel imbécile vous faite...

- Qui êtes-vous ?

- Tu crois sincèrement que je m'abaisserais à me présenter à un petit minable dans ton genre ? Tu t'es regardé ? Si minable...

- Donnez moi la clé ! »

Le ton de Naidge se voulait impératif, bien qu'il se rende compte que cela était vain. Il fallait gagner du temps.

«  Pauvre primate qui me donne des ordres, c'est si mignon, gloussa la femme, vous ignorez l'importance de cette clé et de cette porte n'est-ce pas ?

- Et bien expliquez moi dans ce cas »

Naidge tentait de garder son sang froid sous les insultes et la prétention de sa geôlière, il faisait travailler ses méninges à toute vitesse sans lâcher des yeux le petit boîtier qu'elle tenait. « Seraient-ils suffisamment imbus d'eux-mêmes pour avoir mis en ma présence la véritable clé ? » pensa le jeune homme.

« Depuis des centaines d'années, nous parcourons le monde pour répondre aux questions les plus élémentaires. Si Christophe Colomb n'avait pas mis les pieds sur cette terre, nous n'aurions jamais pu bâtir l'Amérique, et les pays du monde entier ne pourraient pas se demander, dans leur bateau ou leur avion, si « l'Amérique n'est plus très loin ». Le monde a tellement de richesses, pourquoi nous arrêterions nous dans cette folle conquête ? »

Elle gloussait tout en prononçant ces mots, mais son amusement ne la fit pas remarquer la lumière blanche qui s'était momentanément éclairée sur le devant du boîtier. Une lueur qui n'échappa guère à l’œil vif de Naidge qui comprit aussitôt que la vaniteuse vipère venait tout simplement de lui donner le code qui actionnait la clé.

Ne restait désormais plus qu'à s'échapper, bien que la situation semblât sans échappatoires. Ce fut toutefois sans compter l'aide d'une alarme qui se mit brusquement à résonner. L'écho déstabilisa la femme, Naidge en profita pour la heurter et la démunir de la clé. Le bâtiment fut évacué.

Le soleil éblouit le jeune homme quand enfin il regagna l'extérieur. Dans une nouvelle course effrénée, il remarqua des bruits de pas qui semblaient le poursuivre. Il décida d'en faire abstraction, préoccupé par la seule réussite de sa mission. Sa course s'enchaîna sur l'asphalte à une vitesse qui lui rappela la toute première, à la différence près qu'il fuyait désormais ce monde dont il avait tant rêvé.

Il arriva finalement au pœcile qui contre toute attente était déserté. Les gardes avaient disparu, et Naidge comprit que sa bienfaitrice rousse avait tout prévu. C'était le moment ou jamais.

 

Le jeune homme reprit son souffle, regarda la boite ; une surface lisse brillait, mais comment cela fonctionnait-il ? Il inspira, ne réfléchit pas plus longtemps distinguant les mêmes pas se rapprochaient progressivement. Il posa ses mains de la même façon que la femme blonde l'avait fait, et espéra de tout son être que le passage puisse s'activer.

 

 

« L'Amérique n'est plus très loin »

A peine Naidge avait-il prononcé ces mots qu'une succession de crépitements naquit entre ses mains. Une image apparut sur la clé et émit un message d'admission. L'électricité le pénétra, décharge violente et enivrante. En une fraction de seconde il se dissipa. Le retour fut l'inverse de la première traversée, les délicieuses lueurs et les mélodieuses mésanges n'émergèrent nullement, à la place, ce furent des halos pourpres et anthracites qui déferlèrent du corps de Naidge en direction du pandémonium. Toutes ces salissures qu'il avait amassées se volatilisèrent.

 

Le voyage se termina rapidement.

Les troubles du contrecoup de la traversée se dissipèrent avec peine. La toxicité de ce monde déchu s’évanouit, remplacée par l'odeur des fleurs, par le murmure du fleuve, par le vent frais qui caressa la peau nue de Naidge. Lorsqu'il eût repris ses esprits, la silhouette de la jolie rousse qui l'avait tant aidé apparut dans la lumière éblouissante de l'astre rougeoyant. Dans l'empressement, le jeune homme n'avait pas remarqué les doigts qui s'étaient posés sur son dos. Surpris et quelque peu inquiet, il commença à fulminer contre la jeune femme, soucieux qu'un certain équilibre soit rompu.

« C'est toi qui me dis ça alors que tu l'as traversé la première fois ? Et pourquoi je n'aurais pas le droit moi ? Tu crois que je suis à ma place de l'autre côté ? »

La jolie rousse attristée par la réaction de Naidge retint ses larmes. Si fière et pourtant si fragile, elle souhaitait seulement recommencer sa vie, si possible avec cet homme dont les valeurs lui étaient étrangères mais tellement apaisantes. Si dans un premier temps il se méfia, la raison lui revint. Son éternelle gratitude envers cette créature qui l'avait aidé spontanément lui fit oublier tout scepticisme futile. Un sourire, une caresse, puis un baisé débridé, et même les questions que Naidge se posait vis-à-vis de son peuple et de cette étrangère s'envolèrent.

« On devrait le détruire ! » annonça-t-elle.

Mais le péristyle, bien qu'en ruine, faisait plusieurs mètres de long ; ils ne savaient comment s'y prendre. Aussitôt, Naidge écrasa au sol la clé du passage, c'était un début. Et tout à coup un vrombissement se fit entendre, les colonnes du portail s'ébranlèrent, jusqu'à ce que des mésanges, pœcile atricapillus, apparaissent et entourent les vestiges par des luisances opalines.

Finalement, elles entraînèrent les décombres dans les profondeurs de l'eau et mirent un terme au danger qui les menaçait.

 

 

De nouveau à l'aise avec lui-même, Naidge accompagné de sa belle-de-jour put regagner le peuple qui poursuivrait son cours dans la plus complaisante des sérénités.

Ne restait plus qu'à présenter la nouvelle venue et à narrer son odyssée, qui peut-être servirait de rêve et de leçon aux petits enfants qui verraient le jour dans les décennies à venir.

 

 

Elle n'est pas si loin l'Amérique... Mais pourquoi devrait-on y accéder ?

 

 

 

Migway   Leyth

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